Dans le cadre de l’ouverture du festival RISC à Marseille, nous sommes allés à la rencontre du réalisateur du film d’ouverture « Doux Amer »: Matthieu Chatellier. Film qualifié à la fois de dur et touchant par les spectateurs qui sortent de la salle, ou encore de « poème qui nous met face à notre réalité ». Nous vous proposons d’en suivre notre interview.

1. Qu’est-ce qui vous a donné envie de parler de votre maladie ? Est-ce une sorte de thérapie ? Ou un moyen de laisser une trace de vous ?
Il y a deux choses : il y a à la fois un événement dramatique qui m’arrive, avec lequel il faut que je compose, et d’un autre coté, mon métier qui est de faire des films, de donner une forme et un sens à cet événements qui me pose des questions de cinéma. « Doux amer » est mon 3ème film et à travers ce qu’il m’arrive, je voulais explorer une forme nouvelle, une forme où le narrateur dit « Je », réaliser un film à la première personne. Mon autre envie était d’inventer, un art pauvre, avec de petits moyens, et de bricoler un film. Car avec la maladie, le corps ne suit plus un chemin naturel, je devais bricoler une petite mécanique et me substituer à la voie idéale et à mon pancréas.
2. Nous avons l’impression que vous mettez toute votre vie dans ce film : votre maladie, votre famille, vos talents de réalisateur, vos cours de dessins…
Quand il arrive quelque chose de dramatique, on cherche à maitriser les événements par un nouvel élan, la création en fait partie. Dans la vie courante, on se projette souvent 3 ou 4 ans plus tard, on extrapole, on s’imagine une vie pleines de perspectives. Quand la maladie survient, ces perspectives sont annulées. Tout à coup, tout pourrait s’arrêter. Ce qu’il nous reste et nous tient en vie est ce qui est proche, dans le temps et dans l’affection, tout ce qui nous ramène au temps présent, à ici et maintenant, comme la création. Le plaisir de la création peut compenser ce drame.
3. Avant d’apprendre cette maladie, aviez-vous une conscience aiguë de la mort comme cela ?
Avant, je ne connaissais pas du tout cette maladie, je me suis même souvenu que j’avais une camarade du collège qui était diabétique, je ne comprenais pas.
La mort est toujours présente à travers les oeuvres d’art, à travers certaines angoisses ou des expériences personnelles. Mais quand la vie est un péril, tout à coup ce fantasme de la mort devient extrêmement concret, et même si l’on peut tenir notre propre disparition à distance, il y a quelque chose qui nous a frôlé et change profondément la perception que l’on a de son existence.
4. Qu’est-ce qui est doux, qu’est-ce qui est amer ?
La nouvelle arrive en Italie et l’Italie est très présente dans le film. En italien, doux et sucré c’est le même terme : dolce, cela voulait dire j’ai perdu le sucré, il m’est interdit en quelque sorte mais je ne dois pas perdre la douceur. Il y a toujours cette dualité entre cette perspective de disparition et ce réflexe vital qui fait que l’on a envie de vivre. On va vers la création, vers les gens que l’on aime. Ce n’est pas un combat mais il ya un équilibre entre ces deux pôles.
5. Nous avons l’impression que vous vous sentez enfermé dans votre corps. Comment le voyez-vous aujourd’hui ?
C’est vrai qu’il y a quelque chose de terrible avec cette idée. Notre conscience peut être pleine de jeunesse, mais le corps nous entraine vers un destin funeste. Ce corps va peu à peu se dégrader. C’est notre condition humaine. Nous mettons du temps à percevoir notre vulnérabilité. Elle nous rend humble. Quand la maladie est survenue aux alentours de 36 ans, je n’y étais évidemment pas préparé. J’avais une image du corps en pleine croissance, en pleine possession de lui-même. C’est la première fêlure qui provoque un questionnement « Qu’est-ce que tout cela va devenir ? ». Le film est l’occasion de regarder cette question en face, de la défier juste un moment, d’en rire un peu, de goûter un moment au vertige qu’elle suscite et de se demander ce que l’on fait avec cette idée là ?
6. Dans ce film très intime, presque subjectif, où l’on ne vous voit que rarement, on a presque l’impression d’être dans votre corps. Comme la scène où vous voyez les branches, vous restez à l’intérieur et vous ne profitez pas de la joie de votre fille, elle est à l’extérieur.
C’est tout à fait ça. Le film s’est construit sur des situations qui pour moi sont des métaphores cinématographiques d’un corps malade ou d’un corps dont on ne peut s’échapper. On est de façon irrémédiable avec ce corps ; On se lève le matin, on vit et l’on est sûr de dormir à l’intérieur de ce corps. On ne peut que penser à travers ce corps. Ce qui est beau en documentaire, c’est que le corps qui filme a droit à une existence. Car le filmeur est un corps qui filme. Dans la fiction, celui qui cadre/filme s’efface. La fiction ne veut pas en entendre parler. Le spectateur de fiction désire par dessus tout se projeter dans une histoire, passer par dessus l’épaule du filmeur et vivre à l’intérieur de l’écran. Dans le documentaire, et qui plus est pour ce film autobiographique, un aller-retour se déploie entre celui qui filme et ce qui est filmé. Celui qui filme a une existence, c’est-à-dire un « je ». C’est un point de vue subjectif. Ce personnage, que l’on voit rarement, qui reste blotti derrière la caméra, parvient à exister en racontant quelque chose. C’est son regard même qui est altéré par la maladie. Le spectateur entre dans son regard, il a parfois même la sensation d’être emprisonné dans un corps.
7. Comment ont été tournées toutes les scènes ? Les scènes de vie avec votre famille sont- elles réelles ?
Je n’ai pas écris de scénario, j’ai commencé par écrire un texte, en me disant que peut-être certains fragments constitueront une voix off. Ensuite, pour les rêves, je trouvais important de montrer comment la maladie atteint jusqu’à l’inconscient. Cela constituait aussi des scènes un peu drôle comme avec cette histoire de pancréas enfermé dans une vitrine par exemple. A chaque fois, je cherchais des moyens pour raconter des événements déjà passés. J’ai décidé de dessiner et de puiser dans les archives familiales. Les séquences familiales ne sont pas recréées, ce sont des archives. D’autres scènes (comme celle de fin) étaient davantage préméditées : je savais que je filmais quelque chose qui pouvait résonner avec la problématique du film.
8. Combien de temps avez-vous mis pour réaliser le film avec tous ces matériaux ?
J’ai mis plusieurs années à créer le film. Je devais trouver la distance juste. J’ai fait des essais où j’étais dans l’image, je me mettais en scène en train d’écrire ou de raconter mon histoire. J’avais du mal à trouver le ton juste, soit je faisais semblant que les choses ne me touchent pas, soit je dramatisais. Puis j’ai pris la décision de ne pas apparaître à l’image et d’être davantage dans le registre intime d’un regard du filmeur modifié et contaminé par les événements.
9. Et le montage ?
Pour le montage, il y a une ligne de narration qui commence avec la découverte de la maladie et se poursuit avec un cheminement vers son acceptation. Les images n’ont pas forcément de rapport logique entre elles, il fallait donc trouver la bonne alchimie. Daniela de Felice, la monteuse du film, et moi-même avons sollicité l’aide de Valérie Loiseleux, monteuse notamment des films de Manuel de Olivera, afin qu’elle nous aide à prendre de la distance et à trouver le tempo juste en nous apportant un regard extérieur, bienveillant et attentif.
10. Dans votre film, vous nous parlez de vos peurs, de vos doutes. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Une maladie est quelque chose d’absolument arbitraire et injuste, il y a une espèce de destinée, de fatalité. C’est angoissant car tout est suspendu au hasard. Redonner une forme et un cadre à cet arbitraire absurde, grâce à l’art, est rassurant. Et cela peut produire de l’universel. Mon angoisse est en quelque sorte mise à distance et rangée dans le film et ces questions me travaillent moins maintenant. J’ai pu passer à autre chose. Ce film raconte donc un moment très particulier. J’ai compensé mon angoisse par la profusion créatrice.
11. Quels sont vos projets aujourd’hui ?
Doux Amer était mon 3ème long métrage. Je suis en train de finir le tournage du quatrième. C’est le portrait de compagnons d’une communauté Emmaüs du Calvados. Ce film décrit une rencontre. Je vais vers des gens que je ne connais pas et j’apprends à les connaitre sans leur demander de se dévoiler complètement, ni de se mettre à nu. C’est encore une fois l’histoire d’un voyage fragile et vulnérable entre le filmeur et la personne filmée.
12. Et vous n’avez pas de projet dans le dessin ?
Non, je n’ai plus dessiné après le film Doux Amer. Dans ce film, le dessin est un peu comme une voix off, une écriture personnelle, pour des images qui n’existent qu’en moi, très intimes.
Emilie Gutierrez et Marlie Peirat